Εv Zin N° 10 - Juin 2022 | Le long voyage de l'aubergine

Un soir que j'étais de passage dans la capitale grecque, un ami m'invita dans un curieux restaurant. Non pas une de ces tavernes de Plaka où l'on débite force moussaka et souvlakia pour rassasier les hordes de touristes affamés descendues de l'Acropole. Non, le Triklino proposait un voyage dans le temps en affichant à sa carte des spécialités de l'Athènes de Périclès, des recettes antiques exhumées par des archéologues et ressuscitées par des passionnés. Salade de betterave et concombre sauce au yaourt,  fromage de chèvre frais et son coulis de mûres, gigot d'agneau accompagné de poireaux, petits pois et fromage frais, poulpe à l'encre, pilaf de blé aux légumes, champignons à l'huile de truffe … Telles étaient quelques unes des spécialités proposées à la carte. Cependant, point de salade grecque, la fameuse choriatiki ni de papoutsakia (aubergines rôties et farcies) , pas plus de kokkinisto (plat de viande à la tomate) ou de mélitzanosalata (caviar d'aubergine), et pour cause : tomates et aubergines n'avaient alors pas encore entamé le long voyage qui les mènerait sur les tables hellènes.

Un voyage vieux de 4 000 ans …

L'odyssée de l'aubergine commence en Inde et en Birmanie d'où elle est originaire, en témoigne la multitude de mots la désignant en langues indiennes et relevés par le botaniste Alphonse de Candolle dans son ouvrage Origine des plantes cultivées paru en 1882. Bungana en hindi, bartakou en bengali ou varttaka en sanskri. Elle va emprunter les routes terrestres et maritimes de la soie pour se diffuser à la fois vers l'Est et vers l'Ouest. C'est ainsi qu'elle atteint le Vietnam puis la Chine vers le VIème siècle de notre ère où elle constitue un mets de luxe que l'on offrait au "Fils du Ciel" (titre donné aux empereurs de la Chine) et que l'on nomme "melon pourpre de Malaisie". Vers l'Ouest, elle atteint la Perse avant la conquête musulmane et sa cuisson se modifie, connaissant le feu ou la braise.

Prochain arrêt : le Moyen-Orient

La conquête arabe la répand dans tout l'univers musulman : elle parvient au Maghreb sous le nom d'al-bâdingân (issu du persan) puis en Espagne mozarabe où elle s'implante durablement. L'aubergine suivit ensuite les migrations des turcs seldjoukides en Turquie et devint un des légumes phares de la gastronomie ottomane. Il existe de nos jours plus de trente façons de préparer l'aubergine à Constantinople, depuis les confitures d'aubergines printanières jusqu'à l'Imam bayaldi, plat emblématique de la cuisine ottomane. De Constantinople, l'aubergine se répandit dans les possessions européennes de l'Empire Ottoman, dans les Balkans et le sud de la Russie pour devenir une constante de l'alimentation traditionnelle locale.

(1) Description et image d'un concombre (haut) et d'une aubergine (bas)
 Qazwīnī, Zakarīyā ibn Muḥammad (approx. 1203-1283)

Une implantation épineuse en Europe

L'introduction de l'aubergine dans les pays éloignés de son origine a été ralentie par des superstitions issues de son prétendu caractère toxique. Ainsi, à l'époque de la Renaissance, les textes des herbiers manuscrits perdurent à colporter les ragots des documents du Moyen-Age et désignent l'aubergine sous le terme de Poma Mala Insana = "pomme malsaine". On l'accusa même de transmettre, comme la pomme de terre, la lèpre et la folie ! L'amertume du fruit de l'aubergine et son association dans les esprits de l'époque à la mandragore (une des puissantes herbes des sorcières) sont, sans doute aucun à l'origine de cette méfiance durable.

Depuis, les effets de la sélection l'ont fait grossir et ont réduit son amertume, la rendant du même coup plus sympathique et plus consommable pour devenir aujourd'hui un légume de première nécessité dans tous les pays qui ont connu la conquête arabe ou ottomane.

(2) Illustration de Rhubarbes et aubergines, Cornelis de Bruijn ou de Bruyn (1714)

L'aubergine en Grèce

En Grèce, elle s'installe durablement dans la région de Léonidion (Péloponnèse oriental) où l'on cultive la fameuse variété tsakoniki melitaza. De forme oblongue et à la belle robe mauve et blanche, cette variété est reconnue pour la douceur de sa chair qui évite d'avoir à la désamériser.

La culture de ces aubergines est réalisée sur un sol sablonneux-argileux en culture traditionnelle "plein champ" ce qui lui vaut d'être distinguée par une AOP depuis le 21 Juin 1996. Riche en eau et en fibres, pauvre en sucre (c'est l'un des légumes les moins caloriques), base de nombreuses recettes toutes aussi délicieuses les unes que les autres ! L'aubergine de Léonidion fait partie de droit du régime méditerranéen et s'invite régulièrement sur les tables grecques.

*Εv Zin = "la bonne vie"
Crédits photos
Image principale & Vignette Albin Biju pour Pexels
(1) The New York Public Library Digital Collections
(2) The New York Public Library Digital Collections
Polina Kovaleva pour Pexels